Que dire après l’absurdité de la polémique initiée par un groupe de journalistes français à l’encontre du documentaire de Paul Moreira, Les masques de la révolution?

Dans une lettre ouverte à ce dernier, ceux-ci lui adressent une salve de critiques auxquelles le réalisateur a, patiemment, objecté. Ils sont « correspondants permanents à Kiev et dans la région, d’autres sont des envoyés spéciaux très réguliers. » Ils ne vont pas jusqu’à préciser de quel côté de la ligne de front ils se déplacent le plus souvent (sinon exclusivement), et je ne crois pas savoir que certains d’entre eux soient « très régulièrement » sur place, mais passons. Car dans cette lettre virulente de journalistes qui veulent faire autorité sur l’Ukraine, il y a l’insulte de « paresse intellectuelle ». Paul Moreira commettrait « un raccourci dramatique lorsqu’il qualifie de Russes ou d’Ukrainiens d’origine russe

les habitants d’un pays où, en 2016, l’identité ne se définit certainement pas selon le seul facteur ethnolinguistique ».

L’un des signataires de cette lettre avait pourtant publié le 14 novembre 2014 dans le magazine Elle un article faisant l’apologie des « Ukrainiennes » qui combattent « les séparatistes russes ». D’abord, c’est un peu simple (comme s’il n’y avait pas l’inverse, des femmes qui combattent les « nationalistes ukrainiens» malgré l’absurdité de telles catégorisations), mais surtout, ce journaliste n’avait pas remarqué (se défend-il) qu’il donnait la parole à une jeune néo-nazie qui a eu aussi droit à une magnifique photo pleine page du photographe pareillement ignorant. (Photographe qui par ailleurs a reçu le Visa d’or Magazine 2014 par Région Languedoc-Roussillon pour son travail sur l’Ukraine, de Maïdan au Donbass.)

La néo-nazie a été identifiée en décembre 2014, environ un mois après la publication, apparemment par des activistes sur un réseau social. Face au scandale, la rédaction de Elle a alors dû se fendre d’un communiqué, le 29 décembre, pour s’excuser d’avoir publié le portrait de cette néo-nazie.

Selon ce communiqué, les journalistes auraient rencontré « cette combattante du bataillon Aïdar le 2 octobre dernier, sur la ligne de front près de la ville de Lougansk, aucun élément, aucun signe extérieur distinctif, aucune parole dans l’interview, ne laissait comprendre ce jour-là que cette jeune femme était néo-nazie. »

Le bataillon Aïdar auquel elle appartenait avait pourtant fait l’objet, un mois plus tôt, d’un rapport par Amnesty International. Le 8 septembre 2014, l’ONG  reconnaissait coupable de crimes de guerre le bataillon Aïdar dans la région de Lougansk… Et longtemps auparavant, des soupçons d’exactions, appuyés par de nombreux exemples ont circulé sur Internet. Cela aurait dû inciter ces journalistes « connectés » à s’interroger sur le bataillon Aïdar. Si moi je les ai vus, ces exemples, pourquoi pas eux?

A noter que le CV d’une autre combattante citée et photographiée dans cet article, et frayant avec la mouvance néo-nazie Praviy Sektor (Secteur droit), n’est pas beaucoup plus reluisant.

Rien vu, rien entendu, les correspondants réguliers en Ukraine! Etait-ce de la paresse intellectuelle?

A la lumière de ce seul exemple, on peut douter que les journalistes faisant la morale à Paul Moreira soient sérieux en affirmant: « Nous décrivons et analysons l’extrême-droite en Ukraine de longue date »…

[Ajout: C’est la première fois que je lis dans la presse francophone, régulièrement et avec autant d’engouement, le portrait de gens dont le parti est d’aller tuer d’autres gens… chez eux, puisque ce n’est pas, jusqu’à nouvel avis, l’armée russe ou les miliciens des républiques autoproclamées qui assiègent Kiev. Entretemps, j’ai constaté que le même journaliste avait publié une variante de son reportage édité par le magazine Elle, trois semaines auparavant, dans le quotidien suisse Le Temps. Le 22 octobre 2014. Il y décrit le même bataillon Aïdar avec un surprenant effort de romantisme, dans cette usine électrique rouillée qu’occupent ses héroïques protagonistes. Dans cet article, le journaliste donne sa position plus précisément: la bourgade de Shchastya, au nord de Lougansk, c’est-à-dire précisément l’endroit pointé du doigt par les rapports de l’OSCE et d’Amnesty International. L’OSCE en effet avait souligné dans ses rapports des 8 août, 11 août, 14 août et 22 août 2014, que le bataillon Aïdar y était au centre de nombreuses accusations de violation des droits humains au nord de Lougansk: violences, meurtres, enlèvements, demandes de rançon. Le plus incroyable est que dans cet article le journaliste se montre au courant de ces accusations. Il écrit: « Le 8 septembre, le bataillon Aïdar a fait l’objet d’un rapport d’Amnesty International dénonçant des crimes de guerre dans les zones reprises durant l’été aux séparatistes. Le document évoque des enlèvements, des détentions illégales, des mauvais traitements, des vols et de possibles exécutions, sans preuves formelles pour ces dernières. »

Placer entre  guillemets les crimes de guerre et ajouter que s’agissant des exécutions, c’est sans preuves formelles, voici l’œuvre d’un raffinement extrême et qui serait peut-être louable s’il était employé  à chaque endroit de son texte avec le même souci d’objectivité apparente. Mais le vernis craque lorsqu’il fait parler quelque lignes plus loin cette même jeune néo-nazie (Vita) qui eut son moment de gloire lorsqu’elle partageait avec satisfaction sur sa page du réseau social VKontakte sa photo parue dans le magazine Elle. Heureusement pour le journaliste français et le quotidien suisse en question, il n’y avait pas de photo à l’appui dans l’article du Temps. Or, dans son reportage pour le magazine Elle, trois semaines plus tard, le journaliste fait parler la même néo-nazie mais sans plus faire mention de ce rapport d’Amnesty International. Pas assez glamour?]

Comment expliquer alors que la néo-nazie ait été identifiée, non pas par ces journalistes sur le terrain en prise directe avec elle, mais par des activistes sur un réseau social? Pareil pour Odessa: sans la réaction des réseaux sociaux et des informations provenant de sources non officielles, la tragédie n’aurait pas eu plus d’écho que la vague information consentie par les grands médias européens par le biais d’une agence de presse et la communication officielle du gouvernement ukrainien, les journalistes réguliers n’étant apparemment pas sur place… Un seul article de la presse établie, Marianne, a relevé ce manquement.

Et nous ne parlons même pas des opérations dites « anti-terroristes » déclenchées en avril 2014 contre les régions autonomistes… Là, presque seul Internet fait foi! Les exactions commises par des groupes d’extrémistes arrivés par bus entiers en première ligne dans les villages, appuyés par l’artillerie lourde, l’aviation et les blindés dans les plus grandes villes, alors quasiment sans défense organisée, cela n’a pas tant intéressé les « correspondants sur place » au moment opportun.

Les journalistes qui se dressent contre le documentaire de Paul Moreira pourraient au moins avoir l’humilité de reconnaître que leur travail n’a pas été toujours, loin s’en faut, à la hauteur. Et admettre que son film répond à des lacunes dont ils sont aussi, en partie responsables.

Bien sûr, cela n’est pas sans risque. Non seulement Moscou, mais d’autres gouvernements ou groupes hostiles à l’Union européenne tirent leur épingle du jeu, à cause de la confusion médiatique totale qui s’est fait jour à l’occasion du conflit en Ukraine. Confusion d’une telle intensité qui nous touche qu’elle est la preuve que le destin de l’Ukraine nous concerne de près.



2 responses to “Ukraine: la confusion médiatique totale

  1. Bonjour. Vous y allez très fort: « Les exactions commises par des groupes d’extrémistes arrivés par bus entiers en première ligne dans les villages, appuyés par l’artillerie lourde, l’aviation et les blindés dans les plus grandes villes, alors quasiment sans défense organisée, cela n’a pas tant intéressé les « correspondants sur place » au moment opportun. ».
    Etiez-vous sur place vous-même ? D’où tenez-vous vos informations ? Il semble évident pour vous que le problème est une agression de l’Ukraine de l’ouest contre l’Ukraine de l’est. Je ne conteste pas la possibilité de ce scénario, car j’ai vu notamment des témoignages d’Ukrainiens de l’Est qui disaient cela (vidéos sur internet), et aussi la vidéo d’un français qui s’est engagé auprès ukrainiens du Donbass et disait par exemple : « on aimerait bien que l’armée russe débarque, les agresseurs seraient balayés en trois semaines. » Il était évident pour lui aussi que le problème était une agression des ukrainiens de l’Ouest. Mais à part cela, je n’ai pas encore vu de reporter de terrain qui aurait confirmé cela. En existe-t-il au moins un ?

    1. Bonjour. J’y ai été fort parce que c’était cerise sur la gâteau cuisiné depuis des mois et des mois. Je le peux, parce que je me suis renseigné en profondeur et aussi factuellement depuis le début de la crise ukrainienne à ses échos médiatiques jusqu’à présent, des deux côtés et non seulement du côté facilement accessible et donc manipulable en français, dans les médias francophones, anglophones ou nationalistes, ceux qui sont ouïs et vus par la plupart du public situé à l’ouest du Dniepr. Je peux affirmer sans ambages qu’il y a eu un gros problème au niveau de l’information qui confine à de la propagande (de guerre). Comprenez bien que je ne dis pas et n’ai jamais dit que la propagande n’existe pas dans le camp adverse; je ne nie pas une certaine complexité de ce conflit, qu’aucun des journalistes francophones en question n’a véritablement résolue d’ailleurs, en maintenant le flou sur sa nature, tantôt c’est guerre civile, tantôt c’est l’armée russe régulière et en grande pompe qui envahit l’Ukraine (une cinquantaine d’invasions ont été officiellement recensées par le porte-parole du Ministère de l’intérieur ukrainien -seule source régulière de l’AFP et de ces journalistes- est-ce sérieux? est-ce objectif?, et relayées avec délectation par certains de ces journalistes). Vous remarquez qu’on n’en parle plus du tout, de ces invasions russes, depuis que cette propagande ne fonctionne plus, depuis que des articles d’autres journalistes ont mis à jour précisément les mécanismes de cette propagande-là (fausses images, fausses informations, etc.) Il faut comprendre ce que la propagande signifie: c’est un rouleau compresseur, cela se perçoit à certains signes au début (dont je m’occupe depuis le début) puis cela devient efficace et imparable par habitude et répétition, et glissement imperceptible (on peut affirmer autre chose dans le courant du processus que ce qui était visé et affirmé au départ, suivant l’évolution de la perception de ce processus auprès du public). C’est ce qui s’est passé. Les gens oublient le contexte de départ, tout se transforme presque philosophiquement, jamais dans le même fleuve… Je pointe seulement ce problème.
      Je m’occupe de l’analyse médiatique, du méta-discours médiatique au sujet de ce conflit. Pour ce qui est du début du conflit militaire, il est très clair que les blindés lourds et l’aviation ont été employés par le gouvernement ukrainien en premier (il n’y a aucune aviation de guerre des séparatistes! et il n’y avait quasi aucun blindé ni arme lourde aux mains des objecteurs du nouveau régime de Kiev, c’était de la résistance de bric et de broc à un assaut militaire en bonne et due forme mais qui n’a jamais été déclaré officiellement « état de guerre », seulement « opération anti-terroriste », on devine pourquoi; les séparatistes étaient légèrement armés au début et se sont armés (et ont été armés aussi, c’est une évidence) en réponse proportionnelle.
      Je ne suis pas correspondant de guerre. J’ai mes sources sur place. Et ailleurs.
      Vous pouvez en découvrir certaines en lisant mes autres articles.
      Les journalistes qui critiquent P. Moreira n’ont jamais daigné interroger une seule de ces sources opposées et qui sont pourtant accessibles (puisque j’ai pu les atteindre) et représentatives d’une autre opinion, d’un autre point de vue. Ils ne font que tourner en rond dans leur pré carré et dans un réseau paraissant incestueux: c’est très remarquable. La base du journalisme est pourtant d’essayer de confronter les points de vue différents pour arriver à une synthèse ou présentation dite objective. Ces gens ne le font pas. Ils commettent un autre travail. Je n’ai rien contre eux personnellement: ils ne m’intéressent pas en tant que personnes, car je ne les connais pas. Voilà en gros ce que j’ai à répondre. Et c’est malheureux.

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