Par Martin De Sa’Pinto
Depuis des décennies, pour peu que leur pays d’origine n’y voie rien à redire, les grandes fortunes de ce monde jouissent en toute quiétude du patrimoine parfois douteux qu’elles ont amassé en Suisse. Aujourd’hui encore, la stabilité financière et politique de la Confédération attire les riches et les puissants désireux de protéger leurs actifs.
Mais, depuis que les États-Unis ont accusé UBS d’aider de riches Américains à échapper au fisc, portant un premier coup à la tradition locale de discrétion, celle-ci a enchaîné les avaries. En début d’année, l’affaire des Panama Papers a mis en lumière le rôle actif de la Suisse dans le blanchiment d’argent et l’évasion fiscale, forçant le procureur général de Genève, Olivier Jornot, à lancer des procédures judiciaires.
Refuge historique de l’argent sale – aux côtés de nombre de paradis fiscaux, les banques helvétiques ont accueilli des pans entiers de la fortune de dictateurs de tous horizons: Sani Abacha, l’homme fort du Nigeria, les Duvalier père et fils, qui ont dirigé Haïti, la famille du président philippin Ferdinand Marcos ou, plus récemment, le Libyen Mouammar Kadhafi ou l’Égyptien Hosni Moubarak.
Le point de vue suisse est le suivant: pourquoi les autorités locales pourraient ou devraient-elles enquêter sur des ressortissants étrangers qui ne sont pas poursuivis dans leur propre pays? De fait, la chose semble peu probable, puisqu’il est relativement rare qu’un dictateur ou un homme politique corrompu qui pille les richesses de son pays s’auto-accuse (ou accuse ses complices) de détenir des comptes secrets à l’étranger.
Rendons toutefois justice aux Suisses: certains avocats locaux, notamment Enrico Monfrini, du barreau de Genève, ont travaillé d’arrache-pied pour rendre aux pays victimes une large partie de l’argent subtilisé par ces dictateurs. Mais, comme le concède l’avocat, «ces efforts ne sont possibles que si le dictateur est chassé du pouvoir et que le gouvernement qui le remplace veut récupérer les fonds détournés».
Même si la communauté internationale accorde une importance croissante à la lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent et que les comptes des personnes dites «politiquement exposées» font l’objet d’une surveillance accrue, ces dernières peuvent toujours faire voyager leur fortune à travers le monde sans trop de peine ni d’ingérence. Les «révélations» des Panama Papers, de l’affaire Falciani et provenant d’autres fuites et piratages de données ne font d’ailleurs que renforcer cette impression.
Comme le révélait le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) en février 2015, parmi les détenteurs de comptes HSBC en Suisse figuraient des hommes politiques, anciens et actuels, originaires de Grande-Bretagne, de Russie, d’Ukraine, de Géorgie, du Kenya, de Roumanie, d’Inde, du Liechtenstein, du Mexique, du Liban, de Tunisie, de République démocratique du Congo, du Zimbabwe, du Rwanda, du Paraguay, de Djibouti, du Sénégal, des Philippines ou encore d’Algérie.
Attention, terrain juridique glissant
Le durcissement des mesures anti-blanchiment dans les années 1990, notamment l’obligation pour les banques de connaître le bénéficiaire effectif des comptes et l’origine des fonds qu’elles gèrent, a réduit les flux financiers illégaux, mais sans les enrayer dans leur totalité.
En Suisse comme ailleurs, les condamnations pour blanchiment ou délits connexes restent relativement rares, notamment parce que les détenteurs des comptes douteux ont généralement les moyens de s’offrir les meilleurs avocats.
Par exemple, Rami Makhlouf, cousin du président syrien Bachar el-Assad figurant sur la liste noire des États-Unis depuis 2008, a pu conserver ses comptes chez HSBC Genève jusqu’aux débuts du soulèvement du peuple syrien en 2011. Ces comptes, officiellement détenus par au moins deux sociétés basées aux Îles Vierges britanniques, ont été gelés par les autorités suisses avant que la condamnation ne soit cassée en appel.
Pour être une nouvelle fois tout à fait honnête, soulignons que ni le Royaume-Uni ni les États-Unis, qui abritent pourtant des paradis fiscaux que certains considèrent comme parmi les plus féroces au monde, ne font preuve d’un zèle particulier dans les affaires de blanchiment. Jusqu’à récemment, malgré les multiples enquêtes révélant le volume colossal de liquidités provenant du crime organisé ou de la corruption qui entre dans les systèmes bancaires et les marchés immobiliers américains et britanniques, ces pays n’ont pas réellement pris le problème à bras-le-corps.
Une histoire de poids et de mesures
Reste que les Suisses ont fait preuve d’un flegme remarquable lorsqu’il s’est agi d’accepter les deniers d’individus peu diserts sur l’origine de leur fortune. Les oligarques kazakhs Moukhtar Abliazov et Victor Khrapounov ont passé plusieurs années dans le pays avant de voir leurs actifs gelés et d’être accusés de blanchiment (après transmission d’une série de documents par les autorités kazakhes).
Moukhtar Abliazov était accusé d’avoir détourné 6 milliards de dollars de la BTA, banque kazakhe dont il était président, tandis que Victor Khrapounov était soupçonné d’avoir siphonné pas moins de 300 millions de dollars d’Almaty, première ville du Kazakhstan, dont il a été maire jusqu’en 2004 avant d’être nommé ministre des Mesures d’urgence.
Une grande partie de l’argent subtilisé a été transféré par le biais de sociétés suisses et investi dans l’immobilier. Et ce n’est que lorsque les deux hommes ont exprimé haut et fort leur opposition au régime en place dans leur pays que celui-ci a décidé d’agir.
Mais le système juridique suisse sait aussi être proactif. A bon escient?
En 2014, la cour de Bellinzone, chef-lieu du canton du Tessin, a condamné cinq anciens responsables et propriétaires de la mine tchèque Mostecká Uhelná Společnost (MUS) à de la prison (les peines allant de 16 à 52 mois d’emprisonnement) et de lourdes sanctions financières à la suite d’une enquête approfondie sur la privatisation de la mine pendant les années 1990.
Les cinq hommes, Antonin Kolacek, Marek Cmejla, Jiri Divis, Oldrich Klimecky et Petr Kraus, étaient accusés d’avoir profité de leur position et des informations dont ils disposaient pour obtenir le contrôle de la mine.
Un sixième accusé, le riche entrepreneur tchèque Lubos Mekota, était décédé en 2013, tandis que le Belge Jacques de Groote, ancien directeur exécutif du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, a écopé d’une amende pour son rôle dans l’acquisition de MUS.
Une pilule difficile à avaler
Pour leur défense, les accusés ont expliqué qu’au début des années 1990, la mine était menacée de fermeture en raison de la réorientation de la politique énergétique de la République tchèque en faveur des énergies propres. Ils avaient ajouté que la privatisation et l’achat de la mine par leurs soins avaient été validés par le gouvernement tchèque, affirmation confirmée par l’enquête préalable de Prague.
Chose intéressante dans ce dossier: la République tchèque n’avait sanctionné aucun des accusés malgré une série d’enquêtes remontant au début des années 2000 et a mis du temps à coopérer avec les enquêteurs suisses. En janvier dernier, la justice tchèque a annoncé qu’elle pourrait ouvrir un procès pour d’autres charges d’ici à la fin de l’année.
De leur côté, les autorités suisses ont saisi 660 millions de francs suisses, ce qui en fait la plus importante affaire traitée par les tribunaux suisses.
Ce qui est frappant dans cette affaire, c’est la détermination des procureurs suisses à mener une enquête aussi poussée contre des ressortissants étrangers inconnus du grand public en l’absence de coopération du pays supposément lésé.
Compte tenu du peu d’empressement dont la Suisse fait preuve vis-à-vis de personnalités plus connues (mais au bras un peu plus long), les accusés tchèques ont sans doute l’impression d’avoir été punis pour l’exemple.
https://www.icij.org/project/swiss-leaks/key-findings
http://uk.reuters.com/article/uk-insight-syrian-idUKBRE8A10EB20121102
Photo: Nicolas Righetti | lundi13